Collectionneur impénitent d’oeuvres d’art, philatéliques ou pas, je possède une certaine petite pièce unique que beaucoup de collectionneurs convoitent comme je m’en aperçois par rapport à toutes les demandes que j’ai pu avoir sur cet objet. Il ne s’agit, ni plus ni moins, que de l’épreuve d’état, dédicacée de surcroît par son auteur, de la Marianne dite de Beaujard.
J’y tiens beaucoup, c’est un souvenir d’Yves. Souvenir qui prend toute sa valeur (tant sentimentale que pécuniaire) depuis sa disparition. En la regardant l’autre jour, d’autres souvenirs me sont revenus à flots… Qui était donc cet artiste qui a gravé ce petit format ? Quelqu’un que j’ai croisé, fort peu finalement, quelqu’un qui laisse son nom dans l’histoire de l’art pour avoir gravé une Marianne. C’était censé être la « Marianne de l’Europe » mais, pour tous, il s’agit de la « Marianne de Beaujard ».
Pour vous prouver à quel point cette oeuvre m’est chère, figurez-vous que je la garde dans un tiroir secret où l’on peut aussi trouver pêle-mêle le pinceau de Léonard de Vinci, le burin de Michel-Ange, le pinceau de Rubens, celui aussi de madame Vigée-Lebrun, la plume de Chateaubriand, le coup de pouce de Carpeaux, la gradine d’Auguste Rodin, le stylo à bille de Cocteau (celui-là même par lequel a été dessinée sa Marianne)…
Ma collection personnelle de ces objets tant hétéroclites qu’illusoires est parfaitement chimérique comme vous voyez. L’ami Beaujard est donc parmi la bonne compagnie, artiste entre d’autres artistes. Mais j’ai observé de près cette effigie déclinée multicolore sur nos enveloppes, j’ai admiré l’extrême, je dis bien l’extrême régularité des tailles, leurs directions bien étudiées, les contre-tailles plus fines ainsi que les entre-tailles pour parfaire le modelé ; j’ai noté dans le profil le front plus en avant que la lèvre supérieure qui lui donne cet air hiératique si particulier. Yves m’a dit un jour qu’il y avait des lignes de constructions invisibles qui soutenaient la composition, la mise en place, ce qui est logique pour obtenir un dessin parfait.
Yves Beaujard donc… Graveur, oui, mais aussi dessinateur et illustrateur !
Voyons sa chronologie. Il est entré en 1956 à l’âge de dix-sept ans à l’école Estienne du boulevard Auguste-Blanqui à Paris, école supérieure d’arts graphiques, d’ailleurs vivier de la plupart, sinon de la presque totalité des graveurs de timbres-poste français. Dans le cursus artistique il est enseigné en gravure par René Cottet, professeur sur place depuis 1943, mais qui prend sa retraite en 1959. C’est alors Pierre Forget, un ancien lui aussi d’Estienne, qui lui succède et devient donc le deuxième professeur de Beaujard. Ici se situe une anecdote que m’a confié Yves et qui est tout à fait curieuse et, il me semble, parfaitement inconnue. Voici. Qui ne connaît le film « Le cave se rebiffe » avec Jean Gabin, de 1961, une histoire de faux-monnayage ?
C’est le générique du début qui nous intéresse : on y voit deux mains gravant au burin une frise sur un bloc d’acier. Or de qui sont ces mains ? « Je vous le donne en dix, je vous le donne en cent » comme l’écrivait la marquise de Sévigné : ce sont les mains de Pierre Forget. La séquence dure deux minutes. Une démonstration sur grand écran en quelque sorte… Mais en regardant bien on peut faire la bizarre constatation suivante : de temps en temps on voit la main droite qui tourne à 180 degrés tout en gravant et non pas le bloc d’acier. Etait-ce le style de Forget ou bien une contrainte de prise de vue ?
Surprenant, non !... Mais reprenons.
A Estienne Yves Beaujard a croisé Pierre Béquet et Jacques Jubert qui étaient de sa promotion. A sa sortie de l’école, introduit à ce fameux Beptom, toujours par Pierre Forget qui y officiait, il grave son premier timbre pour le Vietnam, français à cette époque, nous sommes là en 1966. Le Beptom (« Bureau d’Etudes des Postes et Télécommunications d’Outre-Mer ») était la porte de passage nécessaire pour travailler ensuite à la poste française métropolitaine ; cette entité fut supprimée le 22 décembre 1994 n’ayant plus sa raison d’être.
Là aussi Yves Beaujard a croisé les grands aînés, les Jules Piel, Raoul Serres, Jean Pheulpin, Claude Durrens… 1966 est aussi l’année où, répondant à une annonce indiquée par son école, il partit aux Etats-Unis, à Philadelphie, avec burins et bagages, en quête d’une nouvelle expérience et de nouveaux horizons.
Bien lui en a pris car il put parfaire ses connaissances et, surtout, sa pratique en se formant à la gravure américaine sous l’égide de la « American Bank Note Company philadelphia » (aujourd’hui « American Banknote Corporation [ABCorp.] ) et ce pendant une année. Il fallait s’adapter à cette gravure codifiée dès 1795 par le graveur écossais Robert Scot, style dont on peut se rendre compte sur les effigies paraissant sur les dollars américains.
On parle en France du style « bank note » qui était également la façon de travailler du graveur naturalisé suédois Czeslaw Slania. Ensuite Yves Beaujard travailla pour le « Médailler Franklin » pour lequel il fit, entre autres, une série de dessins émaillés sur des assiettes d’après l’oeuvre de Mark Twain et surtout cette autre fameuse série, gravée, sur les portraits de présidents américains, beau travail qu’il montrait dans son dossier à ses amis artistes français et qui faisait l’admiration de tous ! Yves rentra finalement dans son pays en 1977 ne voulant pas, lui et sa famille, s’établir aux Etats-Unis. Eh oui ! La France… ! Il se tourna donc vers la poste française pour proposer ses services mais il se heurta à la lourdeur de l’administration : « Oui, oui, votre dossier est très bon, vous travaillez bien… mais pour nous, comprenez-vous, il nous faudrait un essai sur un poinçon que l’on vous fournirait, ce n’est pas que l’on n’a pas confiance en vous, non, mais on ne peut pas faire autrement, c’est la consigne et il nous faut suivre la consigne, rien que la consigne… ».
Faire un essai ! Notre Yves se sentit vexé, lui qui avait travaillé pour l’U. S. Bank note… Pas question !
Restait alors de se tourner vers l’illustration de livres pour la jeunesse. On pense par exemple à la Bibliothèque verte d’Hachette dont je possède quelques exemplaires avec la signature « Yves Beaujard ». Ces illustrations d’Yves m’amènent d’ailleurs à faire une constatation. Tout d’abord je fais remarquer l’extrême tenue des personnages, anatomiquement parlant. Cela « tient le coup », il n’y a pas de fautes de dessin, de plus le trait est sûr et précis ce qui montre deux choses, premièrement le talent et, deuxièmement, qu’en ces écoles d’art d’avant mai ’68 on apprenait à cette époque et l’anatomie et la perspective, puis ensuite on a ringardisé cet enseignement. Le résultat est que l’on ne sait plus dessiner. Aujourd’hui certains dessinateurs, ou soi-disant tels, n’ont rien appris du tout et leurs productions s’en ressent terriblement, on s’en aperçoit par exemple dans certains dessins malhabiles sur des timbres-poste… je n’en dirais pas plus, sauf que je parle en connaissance de cause.
Mais le talent paie et Yves Beaujard fut très demandé par les éditeurs, les Hatier, Nathan, Fleurus, Bayard…
on ne peut les citer tous. Un nombre incalculable de dessins sont nés ainsi pendant vingt ans sous son crayon et son pinceau. Je note d’ailleurs que dans l’hommage appuyé qui lui a été rendu dans la revue de l’Art du Timbre Gravé « Del & Sculpt. » de décembre 2024, il est fait uniquement allusion au graveur mais c’est oublier cette vingtaine d’années (tout un bail) consacrée au dessin pur et à l’illustration de livres. Seulement, au bout de ce temps peut-on dire que le burin le démangeait ? Yves Beaujard retourna donc vers la Poste et le SNTP de ce temps (Service National des Timbres-Poste) pour finalement accepter un essai. Il choisit de graver un portrait de Georges Brassens.
C’était en 1998. On connaît la suite ! Son premier timbre fut à l’effigie de Frédéric Ozanam en 1999, puis Monaco… La principauté, qui mettait un point d’honneur à maintenir la qualité et la tradition de timbres imprimés en taille-douce, représentait un projet, une ambition pour Yves. Le prince Rainier concevait le timbre comme un petit ambassadeur de son pays, ce en quoi il n’avait pas tort et donc, contrairement à la France, la taille-douce ne pouvait être abandonnée (cet abandon programmé qui avait valu l’idée et la création d’Art du Timbre Gravé par Pierre Albuisson, autre talentueux graveur).
Yves, qui savait cela, me contacta un jour, sachant que je travaillais régulièrement pour l’Office des timbres monégasque, me demanda si je ne pouvais pas l’introduire auprès du directeur. Rien de plus simple pour moi, je lui demandais de constituer son dossier, je savais qu’avec les gravures des présidents U.S. il avait toutes les chances. Ici point d’essai à faire, pas de vexation. Pour Monaco précisément j’ai eu l’occasion en 2008 de collaborer, à ma demande, avec Yves Beaujard pour une série commémorant le trentième anniversaire de l’installation de la « Società Dante Alighieri » dans la principauté, société culturelle italienne un peu comparable à l’ « Alliance française ».
Trois grands timbres, Pétrarque, Machiavel, Boccace, dont je voulais une gravure classique en rapport avec les personnages mais dont le parti pris de composition était actuel. Il me fallait donc le coup de burin d’Yves et faire fonctionner le tandem dessinateur / graveur, c’est-à-dire allier des styles différents. Dans ce cas précis du graveur qui ne grave pas son propre dessin, il y a deux solutions pour le dessinateur : soit celui-ci fait son dessin sans se soucier de la façon de graver, soit l’inverse, le dessin se fait en pensant à la mouvance du graveur, autrement dit adapté à lui, c’est ce que je choisi.
Tout s’est très bien passé car nous avions discutés ensemble de ce qu’il fallait faire, de ce comment il fallait s’adapter. Maintenant ceci dit, je pense que ce que je viens d’exposer est un cas unique dans la création d’un timbre-poste, sinon très rare, le dessinateur dessine dans son coin et le graveur dans le sien. Il n’y a aucun contact préalable, c’est un fait. Une autre collaboration qu’a beaucoup apprécié Yves (je l’ai appris plus tard !) est le timbre « Jacques Brel » de 2009 émis par la Polynésie française et qui nous a valu, à Yves et à moi-même, un grand Prix de l’Art philatélique. Ah le merveilleux souvenir ! On peut voir les projets dessinés de ce timbre sur le site de l’Art du Timbre Gravé, à partir de la rubrique « l’association ». Yves est passé parmi nous… que reste-t-il de son passage ? « Une photo, vieille photo de ma jeunesse… » chantait Trenet d’une voix trainante, sans doute des photographies que l’on regarde avec nostalgie, des souvenirs qui s’envolent, alors que reste-t-il ?
Des élèves auxquels il aimait transmettre ce qu’il avait appris lui-même, son expérience, son oeuvre aussi en totalité dans laquelle transparaît son talent ; sa Marianne, bien sûr, qui vit son nom présenté sur toutes les enveloppes de 2008 à 2013. Toute une vie consacrée à l’art, un demi-siècle…
Yves, étonne-nous encore, encore et toujours !
Montre-nous ces présidents gravés dans le métal. Montre-nous tes étonnants sillons gravés, car tout étonnement est magique. Tu es passé maître dans la magie du trait creusé, sculpté dans la matière.
Etonne-nous, mais reste fidèle à la tradition classique ! N’avez-vous jamais, chers lecteurs, passé votre doigt sur le poinçon de métal gravé avant que l’encre noire ne vienne s’inviter dans les sillons ?
Ces sillons qui accrochent le doigt à la manière d’un alphabet braille… C’est une sensation étrange mais que seule l’impression sur le papier humide nous laisse lire. Il ne peut y avoir ni caprice, ni hasard : Yves menait son burin où il voulait de son poignet ferme. Il transformait la gravure en art poétique par la pointe de son burin… il est donc parti sur la pointe des pieds comme un artiste lunaire. De son départ, comment faire un retour ? Il nous en reste ses images…
Cyril de La Patellière