Marthe Richard, aviation et maisons closes

Marthe Richard, aviation et maisons closes

Tout le monde connaît le nom de Marthe Richard qui fit adopter le 13 avril 1946 la loi portant fermeture des maisons closes, mais peu de gens savent qu’elle fut aussi une aviatrice qui a laissé quelques souvenirs aérophilatéliques sous la forme de cartes postales signées.

De Marthe Betenfeld à Marthe Richer

Marthe Betenfeld est née le 15 avril 1889 à 23 heures à Blamont (Meurthe-et-Moselle). Elle a une sœur jumelle, Berthe, qui mourra à 5 semaines le 24  mai 1889. Elle est la fille de Louis Betenfeld, ouvrier brasseur qui a épousé à Repaix Marie Lartisant, sans profession. ( Pour les besoins de son livre « Marthe Richard au service de la France », le commandant Ladoux lui inventera en 1930 un père militaire, hussard, vétéran de la guerre de 1870 ). 

Elle fréquente des écoles religieuses jusqu’au certificat d’études qu’elle passe à 14 ans. En 1903, elle devient apprentie culottière, mais ce métier sans relief ne lui plaît pas. Elle fugue, mais elle est ramenée chez ses parents et travaille dans une entreprise de lingerie (dans ses mémoires, elle dira s’être occupée d’une petite fille de deux ans paralysée, mais dans les écrits et paroles de Marthe Richard, tout est sujet à caution…). Elle fait une deuxième fugue et se livre à la prostitution dans les bordels pour soldats de Nancy, où elle contracte la syphilis. 

Dénoncée par un soldat qu’elle a contaminé, elle est fichée par la police en août 1905. On la soigne à l’hôpital du 11 janvier au 12 avril et du 26 juillet au 20 décembre 1906 et on l’inscrit au fichier des filles soumises de Nancy sous le numéro 640. Elle rencontre un Italien du nom d’Antonio Mazzeri qui se dit sculpteur mais est en fait un proxénète déjà condamné. 

En janvier 1907, elle part pour Paris et exerce ses talents dans un « établissement de bains » (maison close de bon standing) rue Godot de Mauroy. Elle y fait la connaissance d’Henri Richer, un riche mandataire aux halles qui possède un château près du Mans et une voiture de Dion. Henri Richer, qui est marié, parvient à divorcer et épouse Marthe le 13 avril 1915. Elle devient une respectable bourgeoise qui habite un hôtel particulier à l’Odéon.

Aviatrice Henri Richer s’intéresse à l’aviation naissante et il emmène Marthe assister aux essais des frères Wilbur et Orville Wright à Auvours, près du Mans. 

Ils courent les meetings d’aviation à Issy-les-Moulineaux, Buc, Juvisy, Villacoublay... Ils reçoivent le baptême de l’air sur un Astra CM, puis suivent des cours de pilotage. à l’école Astra de Villacoublay, mais seule Marthe, qui s’est aussi un peu essayée à l’aérostation, va persévérer. Son brevet de pilote est confirmé par la Fédération aéronautique internationale le  23 juin 1913 sous le n°1369. Elle est la 6e Française à obtenir ce diplôme.  

Elle part se perfectionner chez Caudron au Crotoy (Somme) et participe à l’inauguration de l’hydrostation de Boulogne-sur-Mer aux commandes d’un biplan Caudron à moteur Anzani de 35 CV prêté par les constructeurs René et Gaston Caudron.  

Henri Richer lui achète un Caudron G, biplace avec lequel elle enchaîne les meetings en 1913 : Nantes (27 et 28 juillet), Château-Gontier (17 août), Pornic (21 août), mais, le 31 août, son avion s’écrase à la Roche-Bernard et elle reste trois semaines dans le coma. 

Malgré plusieurs fractures, une péritonite et une paralysie faciale, elle décide de voler à nouveau et achète un Caudron G3 biplace. En février 1914, elle tente une liaison Le Crotoy-Zurich avec l’aviateur Étienne Poulet. Elle dit avoir réussi, battant ainsi le record de distance féminin. 

C’est l’un des nombreux mensonges qui parsèmeront sa vie. En fait, victimes de pannes, ils ont dû atterrir en chemin et ils ont rejoint Zurich en train. Étienne Poulet connaîtra la célébrité en participant avec Jean Benoist à la course Europe-Australie le 14 octobre 1919 à bord d’un Caudron G4 bimoteur, mais ils doivent s’arrêter à Rangoon, victimes d’ennuis mécaniques (la course sera gagnée par les frères Ross et Keith Smith qui atterrissent à Darwin le 10 décembre 1919). Quant à Marthe Richer, avec 7 femmes pilotes de la Ligue de l’Union Patriotique des Aviatrices, elle propose au général Hirschauer, inspecteur permanent de l’aéronautique militaire, la création d’une escadrille de femmes pilotes pour combattre les Allemands. Mais l’autorité militaire, qui ne veut pas de personnel féminin combattant, décline l’offre. Le 8 avril 1935, Marthe Richer, devenue depuis 1930 Marthe Richard, obtient la licence de pilote d’avion de tourisme. Elle parcourt la France à bord d’un Potez 43 prêté par le ministère de l’Air pour donner des conférences au profit de la caisse de secours de l’aéronautique, mais Pierre Cot, ministre de l’Air, met un terme à ces tournées en 1936.

Espionne au service de la France 

En 1914, les services de son Union Patriotique des Aviatrices n’ayant pas été acceptés, Marthe Richer hante les états-majors dans l’espoir d’une affectation, mais la Convention de La Haye ne reconnaissant pas aux femmes la qualité de belligérantes, il lui faut trouver une autre solution : elle sera espionne. 

Elle fait la connaissance du capitaine Ladoux du 5e Bureau qui, tandis qu’il envoie Mata-Hari au peloton d’exécution, va assurer la promotion de Marthe Richer, dont le mari, Henri Richer, soldat au 20e escadron du train, trouve la mort sur le front à Massiges (Marne) le 25 mai 1916. Marthe Richer est envoyée en Espagne, nid d’espions pendant la première guerre mondiale. Surnommée l’Alouette, car elle est menue, elle réussit à approcher Von Krohn, chef des renseignements allemands à Madrid qui tombe immédiatement amoureux d’elle. 

Elle lui cède pour la bonne cause patriotique et elle écrira : « Cette expérience en service commandé avec un Allemand deux fois plus âgé que moi, ayant un œil de verre, m’a appris qu’on peut faire l’amour avec un homme en restant extérieure, lointaine pour tout dire : étrangère. » 

Ensuite, elle part à Paris pour ramener à Ladoux des informations obtenues de Von Krohn sur les mouvements de la flotte sous-marine allemande, puis elle revient à Madrid pour amener à Von Krohn des renseignements périmés ou inutilisables fournis par Ladoux. Elle ouvre à Madrid un institut de beauté, « Le Miroir aux alouettes » qui lui sert de couverture. 

Elle vit des aventures rocambolesques : Von Krohn lui confie une bouteille thermos contenant des milliers de larves de charançons destinées à rendre impropres à la consommation les blés argentins qui servent à ravitailler les alliés. 

Marthe embarque sur le paquebot Reina Christina pour Buenos Aires, elle noie les charançons, les fait sécher et les replace dans la bouteille thermos. Marthe Richer a un accident de voiture avec Von Krohn et le journal madrilène Héraldo en parle, relayé par Léon Daudet dans l’Action française. Elle rompt alors brutalement avec Von Krohn et regagne la France en train. Le commandant Ladoux écrit un ouvrage à succès, « Marthe Richard espionne au service de la France » (1930), dont est tiré un film réalisé par Raymond Bernard avec Edwige Feuillère (Marthe Richard) et Erich Von Stroheim (Von Krohn) sur une musique d’Arthur Honegger. Marthe Richard, c’est désormais son nom pour tous – réclame à Ladoux la moitié des droits d’auteur de son livre de 1930, en vain. Alors, à son tour, elle se met à écrire ses aventures dans plusieurs livres dont « Ma vie d’espionne » (1935) et « Mon destin de femme » (1974). Un rapport de police affirme : « Les missions relatées par madame Richer sont presque intégralement sorties de son imagination. »

Marthe Richer devient Madame Crompton 

Revenant en France après ses aventures espagnoles, elle fait la connaissance de Thomas Crompton, un officier anglais engagé dans L’armée américaine. Avant 1914, il était directeur à la Standard Oil à Bucarest puis, après l’armistice, directeur financier pour la France de la fondation Rockfeller qui finance la restauration du Petit Trianon. 

Ils emménagent dans une somptueuse villa de Marly-le-Roi et se marient le 15 avril 1926 à la mairie du 9e arrondissement. Elle prend de ce fait la nationalité anglaise, mais après 6 ans de bonheur avec elle, Thomas Crompton meurt brusquement à Genève d’une crise d’urémie le 15 août 1928. En 1927, il avait pris des dispositions testamentaires en sa faveur : elle recevrait 2000 francs par mois jusqu’à sa mort. Elle vend la maison de Marly et achète un appartement dans le 16e arrondissement, avenue du général Clavery. Le Journal officiel annonce, le 21  janvier 1933, qu’elle est décorée de la Légion d’Honneur, décoration qu’elle arborera jusqu’à sa mort pour essayer de faire taire ceux qui mettent en doute ses états de service. 

Elle demande à recouvrer la nationalité française, mais le Préfet de police qui sait qu’elle reçoit d’inquiétants amis allemands s’y oppose.

Collaboratrice ou résistante ? 

Sous occupation, Marthe Richard se réfugie à Vichy à la demande d’un certain capitaine Halleur du 2e Bureau, mais elle est expulsée en octobre 1942 et retourne à son appartement parisien de l’avenue du général Clavery. 

Elle y reçoit des Allemands, mais aussi des gestapistes français, et elle aurait participé à un vol de bijoux chez une dame du nom de Cardot. Dans son livre «Destin de femme» elle reconnait avoir eu une liaison avec Eggenberger, un Suisse allemand appartenant à la Gestapo de l’avenue Foch, qui selon elle, jouerait un double jeu. 

Dans son livre «Faire face» paru en 1947, elle prétend avoir fait partie du réseau de résistance Darius. Elle rencontre Henri Baron qui appartient au groupe de résistance Point du Jour qui libère le garage des autobus de la porte de Saint-Cloud. Henri Baron fonde une Union des Mouvements de Résistance de tendance démocratie chrétienne. 

En 1945, avec Eggenberger, elle tente de racketter une dame pour faire sortir son amant de prison. Interpellée, elle est laissée en liberté provisoire sur intervention du résistant Henri Baron. En juin 1949, devant la XIe chambre de la Cour d’appel, elle ne sera condamnée qu’à 150 000 francs d’amende « en raison du patriotisme ardent dont elle a fait preuve ». La condamnation sera ensuite amnistiée.

La fermeture Marthe Richard est élue conseillère municipale de Paris dans le 4e arrondissement (alors que, toujours citoyenne anglaise, elle aurait dû être inéligible…) et dépose, le 13 décembre 1945, devant le conseil municipal de Paris un projet visant à la fermeture des maisons closes en déclarant : « le moment est venu de s’engager sur la voie de la propreté et du progrès moral : il faut commencer par extirper le mal à la racine et renoncer au système de la débauche patentée et organisée. 

Il est temps de lutter contre l’exploitation commerciale de la prostitution.  Les femmes ne sont pas des esclaves… Cette proposition est adoptée et le préfet de police Charles Luizet ordonne la fermeture des 190 maisons closes du département de la Seine pour le 15 mars 1946 au plus tard. Encouragé par le vote parisien Marthe Richard entame une campagne de presse pour le vote d’une loi au parlement. Elle est soutenue par le cartel d’action sociale et morale ainsi que par le ministre de la Santé publique et de la population Robert Prigent. 

Elle est également encouragée par le Parti communiste français qui rappelle la collusion des tenanciers de maisons closes avec l’occupant nazi (opportuniste, Marthe Richard lui renverra l’ascenseur en écrivant : « si, en U.R.S.S., les prostituées tendent à disparaître, c’est que les femmes trouvent plus profitable de travailler afin de jouir des avantages et des agréments de la société soviétique »). Le 9 avril 1946, le député Marcel Roclore, rapporteur de la Commission de la famille, de la population et de la santé publique, conclut à la nécessité de la fermeture des maisons closes. Le député Pierre Dominjon, membre du Cartel d’action sociale et morale, dépose une proposition de loi qui est votée le 13 avril 1946 à l’unanimité moins une voix. Environ 1400 établissements vont être fermés et Marthe Richard se préoccupera de la bonne application de l’article 5 qui prévoit la suppression du fichier national de la prostitution duquel elle n’avait jamais réussi à se faire rayer.  

Dans cette affaire, elle gagnera le surnom de « veuve qui clôt », allusion à la célèbre marque de champagne « Veuve Clicquot », et son nom restera pour toujours dans les esprits. 

Cet article aura été l’occasion d’évoquer le passé d’aviatrice de Marthe Richer, bien oublié de nos jours, et les quelques documents aérophilatéliques qui y sont rattachés. 


Bertrand Sinais 

Sources

  • Bernard Marck, Dictionnaire universel de l’aviation, 1129 pages, Tallandier, 2005.
  • Académie nationale de l’air et de l’espace, Les Français du ciel, dictionnaire historique, 783 pages, Le Cherche-Midi, 2005.
  • Yves Saint-Yves, Ces merveilleuses femmes de l’air, 128 pages, édité par l’auteur, 2015.
  • Alphonse Boudard, La fermeture, 346 pages, Robert Laffont, 1986.
  • Véronique Willemin, La Mondaine, 325 pages, Hoëbeke, 2009.
  • Publications sur internet : Wikipédia, Marthe Richard – Wikipédia, Loi Marthe Richard – Marthe Richard - biographie –
  • Le Saviez-vous, l’incroyable vie de Marthe Richard – Celles qui osent, Marthe Richard, biographie d’une personnalité aux mille vies
  • Marthe Richard à la Huchette : qui était cette prostituée devenue politicienne ?