Les deux essais de la première série des timbres-poste de Guadeloupe

Plus de 140 ans après, il est intéressant de voir que la passion du timbre, la recherche de la vérité ont conduit deux collectionneurs, la philatélie chevillée au corps, à découvrir qu’il y avait eu non pas un mais deux essais pour la première émission de timbres.

Genèse des premiers timbres-poste de Guadeloupe 

En 1884, la Guadeloupe est en attente d’une nouvelle livraison de timbres de la Métropole et manque de certaines valeurs, notamment 5c, 20c et 25c. Pour faire face à cette situation, le Gouverneur de la Guadeloupe décide de surcharger des timbres de 30c et 35c qui sont en stock et dont l’utilisation n’est pas fréquente et de timbres à 4c. Un arrêté est signé par le Gouverneur et publié au journal officiel de la Guadeloupe de février 1884 (1).

Nous n’avons pas trouvé de documents officiels détaillant les conditions d’émission de cette surcharge en dehors de ce qui est énoncé dans cet arrêté. Mais il existe toutefois le témoignage du capitaine Noël qui était présent sur place à l’époque 2.  

« Quand le Gouverneur de la Guadeloupe ordonna de surcharger les timbres de 4c, 30c et 35c, on commença à surcharger le 4 centimes quand cette surcharge fut commencée sur une cinquantaine de timbres, elle fut arrêtée parce qu’on ne la trouvait pas bien. Cette surcharge est celle que je vous ai communiquée et qui mesure 17mm en longueur et en largeur 19 mm1/2 [c’est l’essai N°2g dans la dernière édition du catalogue spécialisé de colonies françaises de 2025, (1)] 3. On refit une autre surcharge qui fut appliquée sur les 4c, 30c et 35c, c’est celle qui existe sur le 25/35 et 20/30 [N°1-2 dans la dernière édition du catalogue spécialisé de colonies françaises de 2025, (2) et (3)]. Quand la commission examina ensuite le tout pour la réception, elle refusa alors tout le stock des 5 sur 4c, et décida qu’il serait incinéré. Quand j’ai su la chose il était trop tard et lorsque je me suis rendu à l’endroit des sacrifices, j’ai fouillé dans les cendres d’où j’ai retiré 3 timbres 5 sur 4 assez enfumés [non-émis N°2f dans la dernière édition du catalogue spécialisé de colonies françaises de 2025, (4) » 

Etude de l’essai 5c/4c 

Le témoignage du Capitaine Noël a par la suite été repris par plusieurs journaux et catalogues sans qu’il soit procédé à des vérifications sur la base des timbres existants. C’est ce que nous avons entrepris de faire grâce aux timbres et scans collectés pendant quelques décennies. Nous avons ainsi réuni plus de 80 exemplaires de l’essai 5c/4c dont une bande de 5 et une bande de 3 qui sont à ce jour les seuls blocs connus, tous les autres timbres étant à l’unité.
Cette accumulation permet déjà d’infirmer une affirmation du Capitaine Noël. Le tirage de l’essai ne peut pas être de 50 timbres, puisqu’il en existe plus de 80 exemplaires. Les deux bandes de 5 et 3 timbres ont servi de point de départ. Elles ont permis d’identifier des similitudes entre les deux bandes au niveau des lettres GPE, du chiffre 5 et de la barre horizontale les séparant (1) et (5). Il apparait ainsi que la bande de 3 correspond aux positions 1-2-3 de la bande de 5. En revanche, le cadre de la surcharge des positions 1, 2 et 3 n’est pas identique pour les deux bandes. Le cadre est plus épais pour les timbres de la bande de 3. De plus, les dents du haut et du bas des timbres de la bande de 3 semblent coupées aux ciseaux.
Nous avons ensuite examiné tous les isolés. Ils peuvent tous être positionnés comme similaires à l’une des 5 cases de la bande de 5 timbres au niveau des lettres GPE, du chiffre 5 et de la barre les séparant. 
Il est également possible de les séparer en deux groupes en fonction de l’épaisseur du cadre et des dentelures supérieures et inférieures.
Nous avons également constaté que malgré des décalages parfois importants des surcharges sur le plan vertical (6), aucun timbre ne possède des parties de surcharge du timbre situé au-dessus ou en dessous. Nous en avons conclu que tous les timbres des essais ont été imprimés par bande de 5 timbres probablement sur une presse à main. 

Reconstruction du puzzle des bandes de 5 timbres

A ce stade, nous avons deux groupes avec cadre « fin » et cadre épais plus dentelure comme coupée aux ciseaux. Pour chacun des deux groupes, nous connaissons la position au sein de la bande de 5 timbres de chacun des isolés, à partir des caractéristiques des lettres GPE, du chiffre 5 et de la barre les séparant. Nous avons alors tenté de reconstituer autant que possible les bandes de 5 en affectant chacun des isolés à une bande de 5 timbres. 

Nous nous sommes appuyés sur les hypothèses suivantes : L’écartement entre les surcharges des positions 1, 2, 3, 4 et 5 de chacune des deux bandes de 5 et 3 timbres est identique. Il doit rester identique pour tout le tirage de l’essai ; La position verticale de la surcharge au sein de chacun des timbres d’une bande de 5 timbres doit rester alignée comme pour les deux bandes disponibles ; Le centrage vertical des timbres appartenant à une même bande doit être identique ou avoir un décalage progressif de la gauche vers la droite ; Deux timbres identifiés comme adjacents au sein d’une même bande doivent avoir une dentelure qui coïncide (7). Nous avons eu la surprise de déboucher sur l’existence de 30 bandes de 5 timbres, soit 150 essais au lieu du chiffre de tirage de 50 communément admis. La feuille du 4c Alphée Dubois comprend 150 timbres sous forme de 3 blocs de 50 timbres. Chacun des blocs est composé de deux panneaux de 25 timbres séparés par un inter-panneau non imprimé, ce qui conduit à 6 blocs de 25 timbres. La tentation est alors grande de poser l’hypothèse qu’une feuille de 150 timbres a servi à l’impression de l’essai 5c/4c. Il nous restait alors à tenter de valider cette hypothèse. 

Reconstruction du puzzle des panneaux de 25 timbres

Nous avons repris, autant que possible, les mêmes hypothèses que pour les bandes de 5 timbres :

  • Le centrage vertical de deux bandes adjacentes (verticalement) doit être suffisamment proches ;S’il y a un décalage de centrage vertical au sein d’un panneau de 25 timbres, le décalage doit être progressif du haut vers le bas du panneau ;
  • Deux timbres identifiés comme adjacents verticalement doivent avoir une dentelure qui coïncide (similaire à l’exemple de la figure 7, mais concernant les dentelures horizontales).

L’analyse des dentelures n’a pas pu être conduite de manière systématique car il n’y a pas toujours de timbres verticalement adjacents entre deux bandes de 5 timbres positionnées comme étant l’une au-dessus de l’autre au sein du panneau de 25 timbres (8).

Nous avons ainsi reconstitué la position probable des 30 bandes de 5 timbres.

Reconstruction du puzzle de la feuille

Il nous reste une dernière étape qui consiste à tenter de positionner chacun des 6 panneaux de 25 timbres au sein de la feuille de 150 timbres du 4c Alphée Dubois.

Une variété va nous aider pour cette dernière étape. 5 timbres présentent une double dentelure (9). Ils appartiennent à deux bandes qui sont positionnées en bas de deux panneaux de 25 timbres. 3 timbres présentent un cadre fin. Les deux autres ont un cadre épais et la dentelure horizontale comme coupée aux ciseaux. Les deux bandes sont positionnées au bas d’un panneau de 25 timbres.

A cette époque, la dentelure des feuilles est effectuée à l’aide d’un peigne en forme de U. Cela nous permet de positionner les deux panneaux de 25 timbres au bas de la feuille.

Nous avons identifié 8 bandes avec cadre épais et dentelure comme coupée aux ciseaux et 22 bandes avec cadre fin. Nous avons déjà positionné un panneau de 25 timbres (donc 5 bandes) en bas de la feuille de 150. Les 3 autres bandes avec cadre épais sont positionnées au bas d’un autre panneau de 25 timbres avec 2 bandes avec cadre fin en haut du panneau de 25. Il semble donc logique de positionner ce panneau de 25 au-dessus du panneau comportant uniquement des timbres avec cadre épais.

Un panneau de 25 avec cadre fin est positionné en bas de la feuille du fait des timbres avec la variété « double perforation ». Nous avons positionné les trois autres panneaux de manière la plus probable au regard du centrage des timbres composant les blocs. Cela nous conduit à la reconstruction de la feuille (10).

Conclusion :
il n’y a pas un essai mais deux

Contrairement aux déclarations du Capitaine Noël régulièrement reprises par des revues et catalogues, le tirage de l’essai n’est pas de 50, mais de 150 timbres. Le reste des informations est en revanche corroborée par l’observation.   

La reconstitution de la feuille permet surtout de constater qu’il y deux essais : 

  • Le premier essai est avec un cadre épais et une dentelure horizontale supérieure et inférieure comme coupée aux ciseaux (N°2ga dans la dernière édition du catalogue spécialisé de colonies françaises de 2025). Le tirage de ce premier essai est de 40 timbres. Il est probable que la surcharge a dû être jugée trop grasse par la commission. Il a alors été procédé au second essai ;
  • Le second essai est avec un cadre fin (N°2g dans la dernière édition du catalogue spécialisé de colonies françaises de 2025). Le tirage de ce second essai est de 110 timbres. 

Tous les essais proviennent d’une même feuille de 150 timbres du 4c Alphée Dubois. Contrairement à certains timbres des premières émissions de plusieurs anciennes colonies françaises, il n’a pas été rencontré de faux (en dehors des faux récents que l’on trouve sur internet dont la réalisation est suffisamment médiocre pour être facilement écartée). Le planchage du timbre permet aussi de déjouer de futures tentatives pour réaliser des faux.  La bande de 5 timbres du 2e essai avec cadre fin est unique. Il n’existe plus de bande complète du 1e essai avec cadre épais. Il n’est en revanche pas impossible que des paires ou d’autres bandes de 3 existent ?  

Enfin, l’étude approfondie de ce timbre a permis de détecter deux variétés : 

  • La première déjà mentionnée concerne la double perforation de la dentelure (9). 10 timbres sont concernés : 5 pour le premier essai avec cadre épais et 5 pour le second avec cadre fin ;
  • La seconde concerne le timbre Alphée Dubois. Il s’agit d’une petite tache entourée d’un halo blanc dans les hachures à droite de la corne et sous le coude de la déesse (11). Elle a été positionnée en case 122 de la feuille de 150.      

Patrick Bonnel, Stéphane Buchheit