Entretien avec Sophie Beaujard, dessinatrice et graveuse

 Sophie Beaujard, dessinatrice et graveuse

Ce mois-ci, nous débutons une série d’entretiens avec des artistes du timbre. Nous nous sommes tout d’abord entretenus avec Sophie Beaujard qui a accepté de nous répondre concernant son travail. Nous la remercions pour le temps qu’elle nous a accordé et nous retranscrivons ici l’interview.

Comment êtes-vous arrivée à dessiner et à graver des timbres ?  

Je faisais de l’illustration déjà depuis quelques années quand mon père m’a proposé de m’apprendre à créer des dessins dans l’esprit de la gravure au burin. Cette technique peut servir à créer des timbres destinés à être gravés, mais aussi pour le domaine fiduciaire. J’ai suivi un stage d’une semaine dans son atelier. J’ai ensuite créé deux maquettes sur la ville de Romans-sur-Isère 1 et une sur Jean-Jacques Servan-Schreiber 2, un portrait qui me plaisait. Après avoir montré ces maquettes à Philaposte, j’ai tout de suite eu une commande pour Andorre qui m’a été confiée par Roselyne Sautour, chef de produit à La Poste. J’avais déjà réalisé en 2009 le timbre à date du bloc la proteccio dels pols pour Andorre, pour lequel j’ai remporté une Cérès.   

● Justement, quel a été votre premier timbre et quel souvenir en gardez-vous ?  

Suite aux trois maquettes que j’avais présentées, j’ai eu une première commande de 2 timbres pour Andorre en 2010, avec le bloc El Romanic (art roman) une émission commune entre 
Correos (La Poste espagnole) et La Poste française « Andorre 2010, El Romanic, Yvert BF3 ». Ce bloc était le tout premier à être entièrement gravé en taille-douce et il a été gravé par mon père. La Poste m’a envoyée sur place pour visiter les différentes églises et en faire des photos et/ou croquis, guidée par une employée du service culturel d’Andorre. Je garde un bon souvenir de ce bloc !


Le premier timbre que j’ai gravé était « Germaine Ribière » en 2017 ( Yvert n° 5129 ) un projet qui m’a aussi été confié par Roselyne Sautour. La demande initiale était de ne pas traiter le dessin de manière trop classique. Je l’ai donc travaillé comme une esquisse au crayon mais cela s’est avéré très compliqué à graver par la suite, avec des petits points et de tout petits traits. De plus, je n’étais pas encore habituée au report, et ne l’ai pas gravé assez fort, ce qui rend ce timbre un peu pâle. Avec le report, il faut savoir bien gérer l’intensité de la gravure pour qu’il ressorte bien à l’impression. Il vaut mieux graver trop fort que pas assez.   

● Quel était votre essai de gravure à Philaposte ? En quelle année ? 

C’était Romain Gary en 2015. Pour cet essai, on m’a autorisée à créer mon propre sujet, à graver ensuite. J’ai choisi cet auteur car c’est mon écrivain favori. Je trouve son visage beau et intéressant, avec beaucoup de caractère. J’ai donné pour titre « Les Racines du ciel », car c’est avec ce roman qu’il a été récompensé d’un Prix Goncourt en 1956. Il y est question d’un aventurier, ardent défenseur des éléphants en Afrique. C’est pourquoi y figure un bel éléphant, un animal que j’aime beaucoup 3. 
En 2016, j’ai réalisé la maquette d’un autre timbre d’essai, avec un report, cette fois-ci. Philaposte voulait savoir comment je me débrouillais avec un report à graver. Comme j’adore les oiseaux, j’ai choisi de représenter une magnifique et élégante grue royale. Les couleurs de la taille-directe sont : gris foncé, rouge foncé et noir. En report, nous avons un gris plus clair, du jaune et du rouge 4.   

● Quelle est la plus grande difficulté dans la réalisation d’un timbre selon vous ? 

Et particulièrement dans la gravure d’un timbre ?  En premier, c’est de bien respecter le cahier des charges : les contraintes de l’emplacement de certains textes, la valeur faciale, France, le signe phi, La Poste et l’année… Il y a aussi la contrainte des couleurs avec 3 couleurs en taille-directe et 3 en report. Il faut savoir comment les associer, comment elles fonctionnent les unes avec les autres. Pour un portrait, la difficulté c’est la ressemblance : je ne peux pas concevoir de rendre hommage à une personnalité si ce n’est pas ressemblant. Ce qui est important, c’est de faire ressortir l’essentiel du sujet à traiter. Le choix des couleurs et leur harmonie n’est pas toujours facile à trouver…


Pour ce qui est de la gravure en elle-même, si c’est trop fin ou trop serré, cela peut être difficile à graver. Avec le matériau, le petit bloc d’acier à graver, on n’a pas de surprise car on le connaît bien, l’acier est toujours de même qualité. Si le dessin à graver a déjà été interprété dans l’esprit de la gravure, c’est plus facile. En revanche, si nous ne sommes pas l’auteur du dessin et /ou si ce dessin n’est pas préparé pour la gravure, c’est un peu plus difficile. Cette année, je dois graver le timbre de Saint-Pierre-et-Miquelon, « le dorissier », qui a été dessiné au crayon bien noir, avec du grain, par Raphaële Goineau. Je vais donc devoir l’interpréter directement à la gravure, avec des points et des traits.   

● Pourriez-vous nous partager une anecdote sur un de vos timbres ? 

Ce que je trouve chouette, c’est de pouvoir rencontrer des personnes que l’on n’aurait jamais rencontrées autrement, dans la « vraie vie ». Par exemple : Sylvie Le Bon de Beauvoir, la fille de Simone de Beauvoir, ou Louis Giscard d’Estaing, le fils de Valéry Giscard d’Estaing. Le contexte de l’émission d’un timbre fait que l’on rencontre, de manière exceptionnelle, des personnalités. 
J’ai une anecdote sur le timbre Pierre-François Péron que j’ai gravé pour les TAAF ( Yvert n° 981 ). Un ou deux ans après la sortie du timbre, un de ses descendants m’a contactée par Facebook car il est tombé sur le timbre et il a trouvé que le portrait était la copie conforme d’un tableau qui trônait dans la maison familiale depuis des générations. Il était étonné de savoir comment on avait eu une photo de ce tableau. J’ai alors commencé un échange avec cette personne, autour du timbre et de ce portrait…   

● Serait-il possible de nous présenter un projet refusé d’un de vos timbres ?  

Oui je peux vous montrer des projets de timbres de Monaco par exemple. 
En 2015 pour la première série des chanteurs d’opéra, j’avais eu pour sujet Adelina Patti 5, un très beau projet pour cette série avec un format intéressant et le cadre de l’opéra était très chouette à dessiner. Les chanteurs en costume de scène ont de belles allures. Mon père a gravé ce timbre et je ne lui ai pas simplifié la tâche avec les perles du collier et le décor, difficile à graver. Il a fait un travail magnifique, comme toujours ! ( Yvert n° 3002 ).
En 2021, pour le centenaire de la mort du Prince Albert I, j’ai gravé le timbre pour le discours sur l’océan avec un très beau portrait et des animaux marins, méduses, baleine 6. J’aime beaucoup les autres projets que j’ai proposés ( Yvert n° 3266 ).   

● Quel est votre timbre préféré parmi ceux que vous avez réalisés et pourquoi ?  

Je pense que c’est Marcel Proust en 2022. Il a une belle posture, mélange d’élégance et de préciosité. Son regard me plaît aussi beaucoup, avec ses paupières lourdes, ses yeux cernés et sombres. Cela lui donne un regard très présent et intense. Il y a aussi quelque chose de précieux avec les fleurs d’aubépines, qu’il évoque dans certains textes. J’aime aussi le mélange de rose-corail, rose très pâle et de bleu foncé. Et il est tellement charmant avec ses moustaches travaillées ! ( Yvert n° 5615 ) .  

● Quel est votre timbre préféré d’un autre artiste ?  

J’adore le bloc « 150 ans de la Bourse aux timbres » que mon père a dessiné et gravé en 2010. J’aime l’activité de tous les petits personnages du fond de bloc, et les portraits sont superbes ! J’aime beaucoup aussi le timbre Sully Prudhomme en 2007 ( Yvert n° 4088 ). D’une manière générale, je reste une très grande fan des portraits réalisés  par mon père.   

● L’artiste de timbre que vous admirez ?  

Mon père bien évidemment ! J’admire aussi la manière de graver de Jumelet et d’Albuisson, et le style et le caractère des timbres d’Andréotto. Il n’était pas académique, il ne gravait pas d’une manière classique. Il a fait un magnifique 
portrait de Grace Kelly recevant un oscar et aussi un beau portrait d’Aristide Maillol pour Monaco.   

● Êtes-vous collectionneuse vous-même ?  

Oui, je collectionne les timbres gravés de France, de Monaco, d’Andorre, de Saint-Pierre-et-Miquelon, des TAAF et de la Polynésie.   

● Si vous aviez carte blanche, quel sujet souhaiteriez-vous graver ? 

Les personnalités occupent une place importante dans les sujets philatéliques, quelle personnalité pas encore timbrifiée mériterait son timbre selon vous ?  Je proposerai un beau portrait ou de beaux oiseaux par exemple. Je pense que Romain Gary mériterait un timbre, c’est un grand écrivain et il a un visage intéressant pour figurer sur un timbre. J’ai apprécié le dessiner et le graver pour mon essai. Ce serait un très beau sujet !   

● Quelles sont vos activités artistiques en dehors de la réalisation de timbres ?  

J’ai fait un peu de modelage, un peu de peinture à l’encaustique (dont le liant est de la cire d’abeilles). Bien entendu, j’ai fait beaucoup d’illustrations avant de faire des timbres, pour des livres scolaires et parascolaires, aussi pour des méthodes de musique pour divers instruments. J’ai fait des dessins de billets de banque.  

● Parmi vos gravures, laquelle avez-vous le plus apprécié de réaliser ? 

Je dirai que c’est déjà plus facile et plus agréable quand on n’est pas bousculé par les délais trop serrés… J’ai bien aimé graver le dernier timbres des TAAF, Adam Mieroslawski. Il y avait beaucoup de travail pour ce timbre. Je me suis amusée à changer de style avec un dessin pas trop classique, car le personnage s’y prêtait bien. On dirait un personnage de bande dessinée sorti d’un album de Lucky Luke. Il fait aventurier avec son regard dur, ses grosses mains, son chapeau sur la tête, appuyé sur deux chaises. Je ne peux m’empêcher de lui trouver une allure sympathique.   

● Quels changements dans le monde de la philatélie, souhaiteriez-vous voir pour l’améliorer ?  

Je souhaiterais que l’on présente plus les timbres qui sortent au grand public. C’est dommage de ne pas le faire, car le fait de ne pas les montrer n’incite pas à acheter de beaux timbres et à les faire voyager ! Il faudrait mieux former les personnels des bureaux de poste pour avoir une meilleure mise en avant de la philatélie. Il faudrait aussi continuer à faire vivre et à promouvoir le timbre gravé en taille-douce !   

● Voulez-vous ajouter quelque chose à notre entretien ?  

Merci de m’avoir interviewée et de m’avoir choisie en premier pour votre entretien. Je souhaite que perdure le timbre gravé. J’y contribue moi-même en faisant des démonstrations de gravure lors d’évènements comme les premiers jours, lorsque c’est possible. Pour le premier jour du timbre Facteur Cheval l’année dernière, je me suis rendue au palais et j’avais amené mon matériel. Je me suis rendue compte que le grand public est très content et très surpris que l’on fasse encore des timbres de cette manière et ils me disent souvent qu’ils ne regarderont plus les timbres de la même façon. Il faut faire perdurer les timbres gravés car cette spécificité de la création d’une matrice unique, gravée par la main d’un artiste, fait que le timbre gravé est une vraie œuvre d’art accessible au grand public, pour moins d’1,40 euro